The dark side of the web

 Tu veux récupérer ton passeport ? Attends deux secondes.

Dans le torchon précédent, je vous avais laissé dans l’angoisse de savoir si j’allais ou pas pouvoir renouveler sans encombre mon passeport étant arrivé à expiration. Je ne sais pas si pour vous l’angoisse était palpable, mais pour moi, elle l’était. Plus que palpable : tangible, oppressante, étouffante. La cause de cette angoisse : des photos d’identité potentiellement non conformes, dixit l’agent communal, malgré mes infimes précautions pour bien veiller à me faire tirer le portrait dans un Photomaton ® marque déposée, all rights reserved, agréé par le Ministère de l’Intérieur, et malgré autant de précautions pour apporter la preuve de conformité de ces photos, en ayant pour cela pris soins de relever le numéro d’immatriculation de la cabine, et d’obtenir le témoignage signé de deux quidams pris au hasard parmi les clients du Super U déambulant à proximité, comme le prévoit l’article L.418-2 du code de branlette administrative.

Hors, cette angoisse du refus prit fin un beau jour avec la réception d’un SMS m’annonçant que mon nouveau passeport était disponible, et que je devais me grouiller d’aller le récupérer car il ne serait conservé dans l’établissement administratif que pendant une durée limitée, au delà de laquelle il sera détruit. Ce qui était moins clair, c’était la période de rétention : 3 mois selon le SMS, 2 semaines selon l’agent communal. On croirait entendre le décompte des participants d’une manif’. Bref, les démarches pour remplir ce foutu dossier avaient déjà été assez douloureuses comme ça, je décidai de ne pas tenter le diable et de récupérer mon bien aussi vite que possible.

Lors de ma dernière visite à la maison des sévices publics, l’agent communal m’avait assuré que pour récupérer le nouveau passeport, il ne faut pas prendre de rendez-vous, et que « ça prend deux secondes ». L’établissement n’ouvrant que pendant des horaires de merde où tout bon citoyen non-chômiste normalement constitué se tue à la tâche au travail, et étant à court de jours de congés à pourrir en formalités administratives, je décidai de passer à la fin de ma pause déjeuner, en début d’après-midi.

Je me rends donc au bâtiment administratif en question. En entrant, je constate qu’une seule personne se trouve assise dans la salle d’attente. Avec un peu de chance, ça devrait aller vite, me dis-je. L’optimiste, ça fait vivre. Un jeune homme aux allures de stagiaire fait le tri des nouveaux arrivants. Je m’adresse à lui en tentant une gruge légère :

Bonjour, je viens récupérer mon nouveau-passeport-qu’on-m’a-dit-que-ça-prend-deux-secondes !

Ah oui, alors l’agent qui s’occupe de ça est juste là, mais elle est déjà occupée sur un dossier en ce moment. Asseyez-vous s’il vous plait, on vous appellera.

Grrrmbl… Et vous savez à peu près dans combien de temps elle termine son dossier en cours ? Parce que vu que je suis déjà en retard au boulot, si je peux pas récupérer mon nouveau-passeport-qu’on-m’a-dit-que-ça-prend-deux-secondes rapidement, je reviens un autre jour.

Bougez pas, je vais voir…

Il s’éloigne de quelques mètres, échange discrètement quelques mots avec l’agent communal, puis revient me voir :

Asseyez-vous Monsieur, on vous appellera.

OK, donc t’as pas du tout répondu à ma question. À ce stade, j’ignore encore si j’aurai mon foutu passeport avant la tombée de la nuit. Je rejette un coup d’œil aux gens qui attendent : une seule personne, une dame. Cette dame, qui semble avoir repéré ma profonde et cornélienne hésitation résumant toute mon activité cérébrale et toutes mes forces de réflexions à choisir entre « je reste mais grouillez-vous » versus « je me casse bande de baltringues », me glisse un mot :

C’est moi qui doit passer ensuite, me-dit-elle, j’en ai juste pour deux secondes, mais j’attends depuis une heure…

OK, c’est… rassurant ? Je m’accorde 10-15 minutes d’attente pour voir, et après je plie mes gaules. L’espace entre la zone d’attente et les bureaux n’étant cloisonné que par quelques paravents épars, j’entends distinctement la conversation entre l’agent communal chargé de me remettre mon précieux document et la personne dont elle s’occupe, et en déduis que son dossier en cours semble être sur la fin. Et puisque la dame avant moi en a pour « deux secondes », ça en vaut peut-être la peine.

Dix minutes plus tard, quand même, le dossier qui occupait l’agent se termine, c’est donc au tour de la dame qui attendait depuis une heure. Allez hop, on expédie ça en deux secondes comme prévu, s’il vous plait. Elle s’assoit en face de l’agent communal, je lance mon chronomètre. J’entends à nouveau distinctement la conversation.

– L’agent communal : Asseyez vous, on va remplir votre dossier.

Quewa ? Remplir un dossier ? Putain de merde, ça va pas prendre deux secondes de remplir un dossier, elle s’est bien foutu de moi ! J’ai déjà égrainé 10 minutes sur les 15 que je m’accordais, je suis pas sorti de l’auberge. Je pense que c’est plus ou moins le moment où je me suis résigné à penser que puisque j’étais déjà en retard pour aller bosser, et que j’étais le suivant dans la file d’attente qui s’était entretemps déjà allongée avec deux personnes de plus, qui se présentaient elles-aussi pour remplir une formalité administrative « qui prend deux secondes », c’était idiot de partir maintenant, et que je resterai le cul vissé à la chaise de la salle d’attente tant qu’on ne m’aura pas apporté ce foutu passeport, dussé-je poser 8 jours de congé ou crever de faim.

Toujours grâce à la redoutable efficacité du paravent en ce qui concerne le cloisonnement de bureaux et la préservation de la discrétion, j’entends malgré moi la conversation entre la dame qui me précède et l’agent communal. Au bout de cinq minutes de remplissage de dossier, qui si l’on en croit ma mauvaise foi marinée dans ma mauvaise humeur en fût de chêne, aurait pu être pré-rempli par la dame à son domicile, je comprends que j’aurais dû apporter un oreiller. La conversation tourne légèrement en boucle. J’entends des trucs de ce genre là :

– L’agent communal : Il faudra joindre votre avis d’imposition pour votre dossier.

– La dame : Ah oui mais je paie pas d’impôts, je suis au RSA.

– L’agent communal : Oui mais vous recevez bien un avis d’imposition ?

– La dame : Euuuh, je sais pas. Je paie pas d’impôts, je suis au RSA.

– L’agent communal : Oui, mais vous remplissez quand même bien un formulaire de déclaration d’impôts chaque année ?

– La dame : Euuuuuuuuuuuuh, je sais pas, je suis au RSA… Oui, peut-être.

– L’agent communal (qui faisait, il faut l’avouer, montre de patience, plus que ce dont je n’aurais jamais été capable) : Alors quand vous remplissez normalement votre déclaration, vous recevez un avis d’imposition à la fin, et sur ce papier, ça dit que vous payez zéro. C’est ce document qu’il faudra ajouter à votre dossier.

– La dame : Ah.

– Moi, dans ma tête : AU SECOOOOOOOOUUUUUUURS !!!!! SORTEZ MOI DE LÀ AVANT QUE JE COMMETTE UN PUTAIN DE MEURTRE SANGLAAAAAAAAAAANT §§§§§!!!

Je me rends compte qu’en plus de l’oreiller, j’aurai dû me munir d’une caisse de Prozac. Je soupire abondamment, et constate que je ne suis pas le seul : tout comme le bâillement dans les transports en commun, le soupir est communicatif dans la salle d’attente. Moi qui me réjouissais à l’origine de pouvoir récupérer mon passeport sans rendez-vous, après toutes les galères essuyées pour faire partir le dossier à la capitale, je commence à regretter l’absence de convocation à date convenue pour la récupération du document.

Changement de stratégie : je décide de me mettre en stase cryogénique en attendant que quelqu’un me réveille dans un futur lointain, quand ce sera mon tour. Je m’endors en me réfugiant dans un monde imaginaire… Je repense à des bons films que j’ai vu, c’est agréable…

Tenez, puisque qu’on parle de bons films, et de stase cryogénique, il faut que je vous dise : je suis allé voir Interstellar au cinéma. Le film m’a plu, la réal est impeccable, les axes de réflexion ne manquent pas, à la manière d’un Inception ou du Prestige, et le film en profite accessoirement pour vulgariser avec brio quelques aspects de la théorie de la relativité qui ne sont d’habitude pas extrêmement accessibles pour le commun des mortels. Sans spoiler quoi que se soit, le film explique modestement que le temps ne s’écoule pas de la même manière en tout point de l’espace. La gravité constitue d’ailleurs un facteur ayant une influence non négligeable sur l’écoulement du temps. Ainsi, le temps s’écoulera moins vite pour une personne soumise à une gravité élevée, par exemple à proximité d’un trou noir, que pour une personne soumise à une gravité faible. Bref, sans dire que le film est hyper-réaliste, de véritables théories scientifiques sont utilisées pour dérouler certains aspects du scénario, un peu à la manière d’un 2001 l’Odyssée, et c’est fort appréciable. Je vous le recommande ! Et je m’arrête là pour la critique, car je réalise que je suis en train de me réveiller. Quelqu’un m’a tiré de ma stase cryogénique !

Je suis tout excité ! Je sors fébrilement de mon caisson de stase, au milieu des émanations de fumée de glace carbonique. Je regarde autour de moi, le monde ne semble pas avoir tellement changé. Je demande aux gens dans la salle d’attente en quelle année on est, juste pour être sûr.

L’agent communal m’invite à la suivre dans son bureau, et me présente ses excuses pour l’attente. Je fais poliment mine de ne pas avoir été ennuyé par cela, après tout elle n’y est pour rien. Une petite signature, et elle finit enfin par me délivrer l’objet de mes convoitises, ce précieux passeport dont l’absence torturait mon esprit.

mon-precieux

Je sors à l’air libre, enfin satisfait, et m’arrête un instant, songeur. Sans dec’, comme dans Interstellar, il doit y avoir un putain de trou noir massif en plein milieu du bâtiment des services publics. Je ne vois honnêtement pas d’autre théorie scientifique qui pourrait expliquer comment une procédure administrative qui s’exécute en deux secondes au bureau de l’agent communal semble s’éterniser sur 23 ans pour tous les péquins qui poireautent à côté dans la salle d’attente. Je pense que je devrais le signaler à la NASA ou à l’Agence Spatiale Européenne, histoire qu’ils fassent faire un demi-tour à Hubble et constatent eux-même l’existence du phénomène astrophysique. Maintenant qu’on arrive à faire atterrir des sondes sur des comètes, l’exploration de ce trou noir me semble être la prochaine étape incontournable, d’autant plus qu’on n’aura pas à attendre 10 ans pour faire le trajet.

En attendant les conclusions de la NASA et l’ESA, je vais peut-être me faire l’avocat du diable, mais je commence à comprendre pourquoi certaines personnes clament haut et fort, sans qu’on leur prête le moindre sérieux, souffrir de phobie administrative. Thomas, je crois bien que j’ai contracté la même pathologie, tu n’es plus seul désormais !

 Un commentaire pour “Tu veux récupérer ton passeport ? Attends deux secondes.”

  1.  patatepourrie

    C’est dommage que tu ne publies pu, j’aime beaucoup ta plume et ton humour 🙂 🙂
    Petit coucou au passage 🙂

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