Renouveler un passeport arrivé à péremption : qui pourrait croire qu’une formalité administrative en apparence si anodine soit en réalité un parcours d’obstacles aussi vicieux ? Bienvenue dans l’enfer bureaucratique.
Qui dit renouvellement de passeport, dit remplacement du passeport « de base » par une version biométrique. Pour le moment, on se contente d’adjoindre à nos informations nominatives nos empreintes digitales. Pour le moment. M’étonnerait pas que dans un futur proche, il faille aussi fournir nos mensurations, nos orientations politiques, nos préférences sexuelles et un échantillon de sperme frais, mais c’est une autre histoire.
Pour le moment donc, ne sont concernées que les empreintes digitales. Alors, forcément, cette saisie et informatisation de ces données par un appareil prévu à cet effet a forcément un coût. 86€ de timbres fiscaux. Attendez, QUEWA ? 86€ ? Quatre-vingt six euros ? C’est pas au moins le prix de l’appareil de saisie d’empreintes, ça ? À ce prix là, on me le remet en fin de séance et je repars chez moi avec, non ?… Non ? Ah bon.
Donc, un beau jour de congé, et après avoir dûment téléchargé et rempli le formulaire CERFA ad-hoc (vous savez, ceux qu’on ne peut remplir et imprimer qu’avec Adobe de merde), et résolument décidé à me faire délester de 86 euros durement gagnés, je me rends dans un bureau de tabac dans le but de claquer cette somme rondelette en timbres fiscaux pour mon dossier. Sans laisser le temps à mes larmes de sécher, je tourne les talons et pars en direction de la maison des services publics, cette sorte d’annexe de mairie de quartier qu’on a le bonheur d’avoir dans nos grandes villes à partir d’un certain quota d’habitants. C’est génial, ça évite de traverser la moitié de la ville pour avoir à faire ses démarches administratives si pesantes. En contrepartie, les horaires d’ouverture au public sont super mal gaulés, si bien qu’on ne peut s’y rendre que si on exerce la profession de veilleur de nuit ou de chômeur, d’où la démarche effectuée pendant un congé. Bref, je pousse la porte, je constate que la file d’attente est vide : je suis en veine !
Une dame arrive, me demande aimablement l’objet de ma visite, sur un ton qui me laisse penser que je l’ai dérangée en pleine sieste.
– C’est pour un renouvellement de passeport, dis-je.
– Vous avez pris rendez-vous ?
– Ah euuuuuuh non… Il faut prendre rendez-vous pour un renouvellement de passeport ? répondais-je dépité. Putain c’est quoi cette connerie ? pensais-je en fronçant les sourcils.
Alors oui, première nouvelle nouvelle, alors qu’à la mairie je me suis toujours pointé n’importe quand pour effectuer mes démarches administratives, en prenant un ticket imprimé avec un numéro d’appel dessus, comme quand je vais à la boucherie chez Super U, dans la maison de services publics, il faut prendre un putain de rendez-vous pour un putain de renouvellement de passeport. Évidemment, cette subtilité est uniquement indiquée sur le site service-public.fr dans la section « Où faire la demande ? », seule section sur les 5 pages de bordel que je n’ai pas pris la peine de lire, me considérant visiblement à tort suffisamment éduqué pour savoir que le dépôt de dossier pour un renouvellement de passeport ne s’effectue pas dans une boulangerie ni dans une boutique de lingerie.
L’agent communal, qui n’avait cependant rien à faire, dans son incommensurable magnanimité, me fait la gentillesse de passer en revue les documents que j’avais apportés à cet effet. Elle aurait pu sortir aussi la machine à empreintes de son tiroir et gérer tout le dossier, puisqu’elle n’avait rien d’autre à faire, mais non, on déconne pas avec les heures de rendez-vous. Si elle me traite mon dossier sans rendez-vous, je vais probablement l’ébruiter autour de moi, et les gens vont tous se mettre à venir sans rendez-vous pour toutes leurs démarches administratives, ils vont déferler en masse dans les mairies et autres bureaux administratifs tels une horde d’infectés de The Walking Dead à qui on aurait agité sous le nez un mollet tout frais d’une jeune vierge, dans la cohue ils vont mélanger tous les formulaires CERFA si bien triés (vous savez, ceux qui ont obligatoirement été remplis et imprimés avec Adobe de merde), ça sera la panique générale, le personnel administratif ne pourra plus remonter aucun document au Ministère, à cause de cela les PV pour excès de vitesse ne seront plus traités, cela va occasionner un déficit monumental dans le budget du gouvernement, ce qui plongera le pays dans une profonde récession, la population entière va s’appauvrir, pour survivre elle sera obligée de piller sans vergogne, la loi martiale sera instaurée, les forces de l’ordre devront tirer à vue sur les pillards, des groupes de factions rebelles vont se créer, s’emparer d’armement militaire, tendre des embuscades aux forces de l’ordre, qui seront obligées de riposter avec du matériel lourd, lors des échanges d’obus un missile finira par louper sa cible et faire exploser l’ambassade d’un pays voisin, qui nous déclarera la guerre, entraînant chaque pays frontalier à prendre partie pour l’une ou l’autre nation, et ça déclenchera une troisième guerre mondiale. Donc au nom de la paix sur la planète, PRENEZ RENDEZ-VOUS, MERDE !
Donc, disais-je, dans son incommensurable magnanimité, l’agent communal passe en revue mes justificatifs pour voir si tout se passera bien lorsque je reviendrai la revoir de manière dûment planifiée par un rendez-vous dont nous aurons au préalable cordialement convenu conjointement de la date. Et là, elle bloque :
– Vos photos d’identités, ça ne convient pas Monsieur ! Regardez, elles sont trop facilement déchirables (elle me sort ça au feeling, sans essayer vraiment de les tordre…), c’est du papier photo de basse qualité. Il faut aller dans un véritable Photomaton ® marque déposée, Monsieur, agréé par le Ministère de l’Intérieur. Comme ça vous le saurez quand vous reviendrez sur rendez-vous.
Je rentre chez moi dépité, je retrouve par hasard la souche des photos en question : elles avaient bien été prises dans un Photomaton ® marque déposée, reçu l’agrément du Ministère de l’Intérieur, de la CIA, de la NSA, et c’est Barak Obama himself qui avait fait la dernière révision de la machine. Par curiosité, j’essaie de les déchirer : à mains nues, il faut vraiment forcer. Bref, j’ai l’impression qu’on m’a pris pour un jambon de Bayonne agréé par Justin Bridou ® marque déposée.
Je laisse la demande et le formulaire CERFA associé en attente pendant plusieurs semaines…
Plusieurs semaines plus tard, m’étant acquitté une nouvelle fois de la modique somme de 5€ pour me faire à nouveau tirer le portrait dans un second Photomaton ® marque déposée, profitant d’un second jour de congé que je mourrais d’envie de pourrir avec des formalités administratives, je rappelle la maison des services publics dans le but de prendre rendez-vous, puisque c’est si über important.
– Bonjour, je souhaite prendre rendez-vous pour un renouvellement de passeport.
– Houla, prendre rendez-vous avec les horaires d’été, toussa toussa, c’est un peu compliqué en ce moment. Vous pouvez pas venir tout de suite ?
– (L’air ahuri) Oui, je peux. Je peux. Avec joie. Je cours, je vole, je brûlerai tous les feux si c’est la seule manière de faire en sorte que ce putain de passeport soit renouvelé.
Ni une ni une, je bascule en arrière le haut du buste trônant sur mon bureau qui laisse apparaître un interrupteur rouge, j’appuie sur cet interrupteur, ma bibliothèque pivote à 90° pour révéler un accès secret dans lequel je m’engouffre, je réapparais instantanément descendant une perche dans une grotte pleine de chauves-souris et habillé d’un costume gris moulant, je saute dans ma voiture décapotable, je lance le moteur à réaction en prononçant les mots « Atomic batteries to power, turbines to speed. Roger, ready to move out ! », j’appuie à fond sur l’accélérateur, je déboule hors de la grotte en traversant une cascade, j’arrive sur le périph’ lyonnais, je fonce sur la sortie adéquate, le tourne à droite au feu au frein à main, et je m’éjecte juste devant la maison des services publics. Il est possible que j’aie écrasé un chat et renversé une vieille dame en chemin, mais à ce stade ça relève du cas de force majeure.
La dame m’accueille dans son bureau, je m’assois et lui tend la pochette de documents : formulaire CERFA n°784515692145244554A7-84bis rempli et imprimé avec Adobe de merde, photos d’identité agréées par Donald Rumsfeld himself, passeport et photocopies de pages de celui-ci, justificatifs de domicile en 8 exemplaires, timbres fiscaux imprégnés de larmes séchées, carte d’identité, bulletin de notes du 2ème trimestre de ma classe de 4ème B, attestation sur l’honneur comme quoi j’ai bien appelé pour prendre rendez-vous.
Elle épluche minutieusement ma pile de documents, parfois s’arrête, me pose une question, continue… « Le nom de jeune fille de votre mère, c’est bien ça ? »… « Mmmmm, votre passeport actuel, vous l’avez fait faire dans l’Isère ? »… À chaque question, j’angoisse. Je réfléchis minutieusement pour chaque réponse. J’ai l’impression d’être dans Qui veut gagner les millions et d’avoir l’épée de Damoclès de la question piège à 1 million au dessus de la tête, celle qui me sépare de manière infime de la victoire, et en même temps celle qui peut me faire tout perdre.
Elle se saisit de mes photos d’identité, les inspecte. J’angoisse de plus en plus. C’est sûr, elle est en train de repérer un truc qui lui plait pas. Mes sourcils. J’ai un sourcil légèrement plus rehaussé que l’autre sur la photo. Elle va me les refuser, dire que je n’ai pas une attitude entièrement neutre. Je croise tous les doigts que je peux, récite des prières dans toutes les langues connues. Elle finit par coller mes photos sur le formulaire sans rien dire. Je respire un grand coup.
Elle scanne mes justificatifs et les importe dans son logiciel. Lorsqu’elle arrive aux photocopies du passeport, ça se passe mal. Son logiciel affiche les documents avec un espèce d’effet moiré dégueulasse qui les rend illisibles. Elle retente le coup. Même effet. J’angoisse à m’en nouer le tube digestif de l’estomac jusqu’au trou de balle. En désespoir de cause elle décide de photocopier elle-même mon passeport pour voir si le scan sera plus lisible avec ces nouvelles copies. J’attends. L’angoisse est intenable. Elle revient avec ses copies, bien plus contrastées que les miennes, et relance le scan. Le document affiché à l’écran est propre. Soulagement.
Elle me dit que c’est probablement à cause du grain de mon papier que mes propres copies ne passaient pas. En réalité, je pense que le contraste était également en cause, au moins autant si ce n’est plus que la qualité du papelard. Quoi qu’il en soit, Grand Dieu, j’implore ton pardon et ta miséricorde : afin de faire renouveler mon passeport, j’ai osé imprimer mes justificatifs sur un papier à grammage fin et en mode économie de toner ! Grand Dieu, qu’ai-je fait là !? Si j’avais su, j’aurais acheté un bloc de vélin surfin 135g/m² et commandé une impression haute qualité en quadrichromie par presse offset rotative, j’aurais abattu à mains nues une forêt entière afin d’obtenir le papier au grammage, à la texture, à la délicattesse idéals, mais au lieu de tout cela, j’ai pêché… Je mérite châtiment pour tant d’arrogance, aussitôt chez moi je m’infligerai 20 coups de fouet, réciterai 8 Pater et 3 Avé, et mettrai en place un virement mensuel permanent au denier du culte.
Les documents étant correctement numérisés par le scanner, je ne me sens néanmoins pas pour autant tiré d’affaire. La dame en face de moi fait la moue. « Aaaah, c’est pas vrai, le logiciel a encore un bug ! ». Elle se met à cliquer nerveusement un peu partout, appuie sur Echap à plusieurs reprises. Le logiciel ne réagit pas. Pire, l’écran de veille Windows XP apparaît ! Elle persiste, sans réaction de la machine. Je sens venir l’écran bleu fatidique. L’angoisse est insoutenable. Mon cœur déjà meurtri est au bord de l’explosion. Je vacille. Dans mes derniers instants de conscience, je cherche sur Google Maps où se trouve le défibrillateur le plus proche et mets en évidence ma carte de donneur d’organes dans mon portefeuille. J’avance doucement vers une douce et agréable lumière blanche…
J’émerge brusquement de mon coma alors que le logiciel répond à nouveau aux clics de souris. Encore sauvé, pour cette fois. En parlant du logiciel, la dame me lance : « Décidément, d’habitude il arrive à faire une famille entière sans sourciller, mais avec vous, il a du mal ». Je ris jaune en attendant que le logiciel veuille bien afficher la confirmation finale de l’envoi des pièces numérisées dans le cloud du Ministère de l’Intérieur.
La confirmation finalement obtenue, je m’apprête à plier mes gaules et à rentrer chez moi prendre une cuite monumentale pour oublier cette histoire. La dame reprend la parole : « Voila, c’est envoyé ! Maintenant le dossier va être traité. Normalement, ça devrait passer. J’ai eu un doute avec vos photos d’identité, là. Parce que bon, ça pourrait ne pas passer, on voit que vous avez un léger reflet de lumière sur le bout du nez. Mais normalement, ça devrait passer, à part si vous avez pas de chance et qu’ils sont vraiment très méticuleux dans le traitement du dossier ».
Les bras m’en tombent. Ainsi que la mâchoire du bas, le cul, tout. OK, admettons, je transpire du nez, c’est pas ma faute. Mais on est en plein été, putain. Alors comme ça il faut en plus s’arranger pour se tirer un portrait d’identité quand on est tout propre juste après la sortie de la douche ? Mais on a le temps d’enfiler un t-shirt au moins ? Ou sinon, je tire mes photos d’identité en plein hiver quand il fait -15°C ? On va me dire que c’est pas valable car j’ai de la fumée qui sort de la bouche ? On va me dire que c’est pas valable car les photos ont plus de 6 mois ? Ou alors, on n’a qu’à faire ces putain de photos sans lumière, tiens ! Sans lumière, pas de reflet sur le tarin ! Mais sans lumière, ça sera quand même vachement plus chiant de m’identifier sur la photo qui sera sur mon putain de passeport ! Passer par un photographe ? Nan, impossible, c’est pas agréé par le Ministère de l’Intérieur. J’y suis, je suis trop con, j’aurais dû y penser, c’est l’évidence même : j’ai qu’à louer les services d’une maquilleuse professionnelle qui me passera un coup de fond de tain sur l’extrémité du pif avant que je me fasse tirer la tronche sur papier glacé !
Bordel, c’est pas croyable, y’a toujours un truc qui vous plait pas avec nos photos d’identité. À croire que ça vous fait jouir de nous faire chier, nous, citoyens moyens qui travaillons aussi pendant les heures de bureau qui avons pas que ça à foutre de faire des allers-retours incessants entre un Photomaton ® marque déposée et une maison des sévices publics pendant nos jours de congés !
Ils seraient bien avisés de pas faire trop de zèle pendant la validation de ma trogne pour le dossier, là haut. Quitte à faire le tour de France pendant mes congés, j’aimerais autant que ça soit pour des raisons touristiques, et pas pour me taper tous les Photomaton du pays.
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